L'ouvrier

Publié le par Lux


Quand elle raisonne sur les ouvriers, la bourgeoisie pense et parle comme elle reproche aux ouvriers de vivre : elle divague sans souci du lendemain, sans prévoyance, sans égard à l'ensemble de la situation. Ne vous en tenez pas aux conversations d'hommes qui traduisent souvent plus que les idées de leur monde ; prenez, à titre d'expression de la sensibilité d'une classe, ce que les femmes disent sur ce sujet, et vous admirerez ce qu'on peut ajouter d'aveuglement à l'esprit de justice, au bon sens, à la charité.

Elles disent : « L'ouvrier n'est il pas plus heureux qu'autrefois ? Ne vit il pas plus largement, ou plus commodément ? N'est il pas mieux vêtu et logé ? Ne mange t il pas mieux ?   C'est vrai. Elles oublient que tel est le cas général. La vie générale a relevé ses conditions de puissance matérielle, et ce progrès commun à tous n'est pas le progrès d'une seule classe : les griefs de celle ci, s'ils existent, restent intacts.

« Les salaires ont augmenté », ajoutent elles. Assurément. Mais tout a augmenté, y compris le prix de la vie. Et la remarque précédente se vérifie encore. « Oui, mais le patronat ne s'est jamais montré aussi prodigue en bienfaisance, en assistance. Autant de suppléments à la paie, autant de subventions directes du Capital anonyme ou du Maître personnel... » Et l'on ajoute volontiers si l'on parle des siens : « Mon père, ou mon frère, est si bon 1 Mon mari est si généreux! Que veut on qu'ils fassent de plus ? »

Mais rien. Ou plutôt une seule chose. Tout simplement madame ou mademoiselle, ceci : qu'ils comprennent. Monsieur votre père, monsieur votre frère ou monsieur votre mari ne sont pas immortels. Es peuvent être amenés à cesser leur exploitation. Leurs bonnes dispositions, mortelles et changeantes, comme tout ce qui vit, peuvent disparaître : d'excellentes, devenir iniques, de généreuses avares, de bienveillantes contrariantes et difficultueuses. Tout ce qui dépend d'eux variera t il ainsi ? Et la condition de l'ouvrier doit elle être entraînée dans ces variations ?

La bonté de monsieur votre père ou de monsieur votre mari assure aux prolétaires qui dépendent de lui une position stable, un avenir réglé, une vieillesse à l'abri des premières nécessités. Si cette bonté change ? Si un acte de vente la remplace par l'indifférencé d'une « société » ? Admettez vous que tout le reste soit remis en question ? que tout ce qui se croyait stable doive se remettre à branler ? Je ne dis point : ce n'est pas juste, je dis : ce n'est pas possible, car il s'agit là, non d'une action, mais d'un homme capable de penser et d'agir, qui doit vouloir renverser ce système d'instabilités oppressives. Si vous admettez l'impossibilité d'en rester là, vous discernez la vraie question, question de principe : L'ouvrier sera t il maître de son lendemain ?

La question ne se pose pas très durement dans les petits métiers qualifiés et qu'on exerce dans des localités de moyenne étendue. Où chacun se connaît, les moeurs établissent d'elles mêmes un minimum d'ordre et de paix. Les rigueurs anarchiques sont adoucies en fait. Elles se font sentir, en toute leur violence, dans les vastes agglomérations de grande industrie, où des milliers d'ouvriers embauchés individuellement occupent une place qui vaut parfois de gros salaires, mais ne l'occupent que par chance, pour un jour. Rien qui la. garantisse. Ceux qui la perdent, perdent exactement tout ce qu'ils ont. S'ils n'ont rien épargné, il leur reste à tendre la main.


Mais là dessus s'élèvent les voix que nous connaissons : Tant pis! C'était à eux... ! C'était leur affaire, quand ils gagnaient beaucoup. Chacun doit s'arranger », etc. On s'arrange en effet, et comme on peut. C'est un fait que l'ouvrier ne peut guère ou ne sait guère économiser. Mais, puisqu'on lui prêche de !?arranger, c'est un autre fait, qu'il s'arrange en s'associant, en se coalisant avec les camarades. Son système d'arrangement est de demander par la coalition et la grève, les plus gros salaires possibles, soit en vue de l'épargne, soit pour d'autres objets. On n'a pas à lui demander lesquels : c'est son affaire, c'est sa guerre. Oui. Le cas de la guerre de classes naîtra ou renaîtra quand une classe parlera du devoir des autres au lieu d'examiner si elle fait le sien.


Au lieu de se figurer tout ouvrier paresseux, agité, dissipateur, ivrogne, qu'on se représente un ouvrier normal, ni trop laborieux, ni trop mou, levant le coude à l'occasion, mais non alcoolique, la main large, non pas percée; qu'on l'imagine ayant à faire vivre une femme et des enfants : je demande si ce prolétaire ainsi fait peut admettre facilement que son avenir ne dépende que de la bonté d'un bon monsieur, même très bon, ou des largesses d'une compagnie qui peut du jour au lendemain le rayer de ses effectifs ? Si l'on ne laisse à cet ouvrier normal d'autres ressources que d'épargner sur de gros salaires instables, ne l'oblige t on pas dès lors, en conscience, au nom même de ses devoirs de père et d'époux, à se montrer, devant l'employant, exigeant jusqu'à l'absurdité, jusqu'à la folie, jusqu'à la destruction de son industrie nourricière ? En ce cas, seule, l'exigence lui assure son lendemain.

Situation sans analogie dans l'histoire. Le serf avait sa glèbe et l'esclave son maître. Le prolétaire ne possède pas sa personne, n'étant pas assuré du moyen de l'alimenter. Il est sans «titre », sans « état ». Il est sauvage et vagabond. On peut souffrir de ce qu'il souffre. Mais plus que lui en

souffre, la société elle même. On comprend la question ouvrière quand on a bien vu qu'elle est là.


L'ouvrier, qui n'a que son travail et son salaire, doit naturellement appliquer son effort à gagner beaucoup en travaillant peu, sans scrupule d'épuiser l'industrie qui l'emploie. Pourquoi se soucierait il de l'avenir des choses, dans un monde qui ne se soucie pas de l'avenir des gens ?

Tout dans sa destinée le ramène au présent : il en tire ce que le présent peut donner. Qu'il le pressure, c'est possible. Il est le premier pressuré.

  Mais il n'en tue pas moins la poule aux oeufs d'or, ce qui n'en est pas moins d'un pur idiot.

  Admettons qu'il soit idiot, mon cher Monsieur. Et vous ? Vous le blâmez de compromettre son avenir : donc, vous le priez d'y songer; or, voulez vous me dire sous quelle forme un prolétaire salarié peut concevoir son lendemain : si ce n'est pas sous forme de gros salaire toujours enflé, il faudra bien qu'il se le figure comme la conquête de ce que vous nommez votre bien, et de ce qu'il appelle « instrument de sa production ». Ces prétentions, peut être folles, sont celles qui devaient naître du désespoir d'un être humain réduit à la triste fortune du simple salarié. Tout lui interdisait la prévoyance raisonnable : sa prévoyance est devenue déraisonnable.

Elle n'en a pas moins produit de magnifiques vertus de dévouement mutuel.

L'honneur syndical, l'union des classes sont des forces morales qu'il ne faut pas sous estimer, bien qu'affreusement exploitées, maximées et envenimées par les politiciens démocrates.

Et d'où vient cette exploitation ? Qu'est ce qui la permet ? la produit et, quelquefois, la nécessite ?


Le bourgeois ne comprend pas que, si l'ouvrier et lui n'ont pas encore abordé sérieusement et cordialement, en citoyens du même peuple, en organes d'un même État, la question difficile mais claire qui les obsède, d'est que la politique démocratique républicaine a dû   dans son intérêt le plus égoïste   les mettre aux prises sur des questions de façade et de pure apparence ! Lettré, cultivé, maître de grands loisirs pour la réflexion, le bourgeois n'a pas su lire ce que l'ouvrier qui pendait le buste de Marianne devant la Bourse du Travail a pu déchiffrer couramment,   le nom et le prénom de l'ennemi commun : politique ! démocratie !

Oh ! ce n'est pas infériorité de votre part, monsieur le bourgeois, c'est même plutôt prévoyance, et dans cette prévoyance, timidité. Vous ne voyez pas la question, parce que vous craignez de la voir, en raison des perspectives très sérieusement inquiétantes qu'elle pourrait vous découvrir. Car la question, la vraie question, qui est d'établir le prolétariat, représente et entraîne de votre part certaines concessions de fond, certains sacrifices de forme, qui réviseraient tout le régime économique existant. Or, vous voyez fort bien jusqu'où l'on peut vous faire aller, vous faire marcher et courir si vous entrez dans ce chemin là. Si vous accordez A. on demandera B, il faudra aller jusqu'à Z. Autant défendre tout, puisqu'on déclare vouloir tout prendre, et qu'entre ceux qui se défendent comme vous et la jeune classe avide et ambitieuse qui vous attaque, personne n'est là, non Personne, pour faire respecter et durer un juste accord réciproquement consenti1.


    1. Ces lignes furent écrites dès 1908, à l'occasion des grèves de Draveil Vigneux. L'organisation du travail corporation et syndicalisme

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article