L'autorité (Charles Maurras)

Publié le par Lux


Lorsque le premier mouvement d'enthousiasme est passé, nul ordre ne peut naître que de l'autorité.


Nature de l'autorité


L'idée que l'autorité se pût construire par en bas ne serait pas entrée dans la tête de nos grands parents qui étaient sages.

Elle n'est fabriquée, au vrai, ni d'en bas, ni d'en haut.

L'autorité est née. Dans les individus, les familles, les peuples, elle est un don où la volonté des hommes a fort peu à voir.

L'observation la plus vulgaire est tout à fait d'accord ici avec le texte catholique omnis potestas a Deo. Dans une des plus vieilles « lettres à Françoise », M. Marcel Prévost rappelle à sa nièce comment, après avoir passé son baccalauréat, elle sut obliger le secrétaire de la Faculté à lui montrer ses notes, au mépris des règlements de l'Université et des lois de l'État. Vous avez un grand don, Françoise, c'est l'autorité, observait sentencieusement l'oncle Marcel. Croyait il si bien observer ? Allait il jusqu'au bout de ce qu'il observait ?

L'autorité, saisie ainsi à la naissance, est quelque chose de simple et de pur. Certains types humains le possèdent, les autres en sont démunis.

En laissant de côté ceux qui ne savent que subir, l'homme de liberté, reconnaissable à la fierté d'un coeur que rien ne dompte, diffère de celui que la dignité caractérise et qui inspire surtout le respect : l'homme d'autorité diffère des deux autres. Sa liberté s'impose naturellement à la liberté d'autrui, sa dignité est rayonnante, elle entraîne et transporte. Ce n'est pas le respect ni l'admiration, sentiments inertes, c'est une docilité enthousiaste, qui lui répond.


Loin d'être irrationnels, les voeux instinctifs vont plus vite que la raison consciente, et la logique clairvoyante n'en est pas plus absente que des passions d'un grand amour. L'auteur de la Vie nouvelle nous dit qu'à la première vue de Béatrice le coeur se mit à lui battre impétueusement, ce que Dante développe et explique en ces termes : « ... L'esprit de la vie qui réside dans la voûte la plus secrète du coeur commença à trembler avec tant de force que le mouvement s'en fit ressentir dans mes plus petites veines, et, tremblant, il dit ces paroles : Ecce deus fortior me, qui veniens dominabitur me. Voici ce dieu plus tort que moi, il va me dominer. Alors, l'esprit animal, qui se tient dans la haute voûte où tous les esprits sensitifs vont porter leur perception, commença à s'étonner beaucoup et, s'adressant particulièrement aux esprits de la vue, dit ces paroles : Apparuit jam beatitudo nostra. Notre béatitude est apparue... » Il faut relire toute cette pénétrante et poétique analyse qui est d'un âge où les sophismes paresseux de l'Allemagne et de la juiverie n'avaient pas imposé à l'Occident européen une ridicule philosophie de l'inconscient. Ce qui était inconscient, on le portait à la conscience. Ce qui échappait aux premières prises de la raison, une raison plus subtile l'arrachait à la nuit.

Cette explication des fortes presciences d'un coeur amoureux, telle que Dante nous la donne, peut s'appliquer aux transports instinctifs d'une âme obéissante devant l'autorité qu'elle juge lui convenir : un jugement rapide lui donne à concevoir qu'il lui sera bon de servir cette force conçue comme utile et bienfaisante, dont l'ordre lui présage protection, justice ou victoire. Elle y goûte l'amorce d'un bien mystérieux. A quel signe le connaît elle ? C'est la grande difficulté. Certains chefs militaires se font obéir par le génie, d'autres par la bravoure, d'autres par une sorte de foi mystique. Les dons extérieurs et brillants d'un Condé y peuvent ajouter la magie de l'exemple, mais des généraux portés en litière ont rayonné le même prestige.


Henry. Fouquier, qui fut des Mille, aimait à raconter que Garibaldi vieillissant fanatisait ses bandes en leur disant à demi voix, du fond de sa voiture où les rhumatismes le confinaient, un simple : « Messieurs, en avant ! » Tant de passions d'espérance et de confiance dorment dans l'âme humaine ! Il suffit de peu pour les en faire surgir, mais ce rien est indispensable, et nulle convention, nul arrangement, nul artifice de volonté ne tient lieu du premier don naturel.


L'autorité est du même ordre que la vertu ou le génie ou la beauté.


Les plus savants rouages n'ont jamais remplacé l'autorité née...


Les Français du Xe siècle s'étaient rangés autour de la race qui, depuis cent années et plus, les avait toujours défendus efficacement. D'où venait cette race, de quel ciel était-elle tombée sur le pays ? Saxons immigrés ou seigneurs paysans autochtones ou même descendants des bourgeois parisiens, l'érudition ne cesse d'en discuter. On ne discute pas l'autorité acquise peu à peu par leur puissance heureuse ni le bienfait de leur dynastie ni son honneur constant.

Elle exprime depuis des siècles un pouvoir de protection et de relèvement, elle figure tout ce que le coeur et l'esprit des hommes, isolés ou réunis, attend, espère et croit d'une autorité véritable.

La vraie autorité est sage naturellement ; une autorité insensée n'est point concevable. Vidée d'autorité ne signifie, en effet, point seulement le pouvoir et le grand pouvoir exercés par un homme ou par un groupe d'hommes, mais de plus il enferme la connaissance de l'objet sur lequel s'exerce et s'applique ce pouvoir. Plus l'autorité croît, plus cette connaissance elle même se développe. Plus l'autorité est parfaite, plus elle suppose la clarté et l'exactitude de cette connaissance, et plus elle s'y proportionne.


L'autorité ne serait pas une nécessité politique éternelle si, parallèlement à cet instinct directeur, qui constitue le fond de l'âme des chefs, il n'existait dans l'âme des sujets et des citoyens un instinct d'obéissance, esprit de suite, disait Richelieu, qui est l'expression vivante du plus grand intérêt des foules : être gouvernées et bien gouvernées, dans un bon sens, avec fermeté.


Les conditions de l'autorité vraie : L'éducation des chefs


Le développement de ce qu'on appelle la civilisation moderne tend à donner aux forces matérielles un avantage croissant sur les forces morales.

Si l'on se fie à elle pour réaliser la justice sociale ou radoucissement des moeurs, on se prépare des déceptions considérables ! Cette civilisation n'égalise ni les fortunes, ni les conditions : sa complexité ne cesse, au contraire, de creuser des différences entre les hommes. Elle n'affranchit pas : l'autorité de la science et de l'industrie tendrait plutôt à établir de nouvelles races d'esclaves. Enfin, loin d'apaiser et de concilier, ses nécessités sont d'une telle rigueur qu'elles semblent couper à angle droit, détruire ou renier tout ce qui est humain.

Ni le jeu de l'offre et de la demande qui constitua le capitalisme, ni le principe des nationalités qui a créé notre paix armée, ni la guerre de classes, par laquelle les masses insurgées répondent au capitalisme affameur, ne sauraient répandre dans le monde moderne une atmosphère de bergerie' Nous en serions plutôt repoussés chez les loups insociaux et contraints de vivre, par catégories de classes ou de races, selon la coutume des loups. Le vernis héréditaire des moeurs s'écaille peu à peu, les survivances des traditions générales s'effacent et les statistiques de la criminalité montrent ce qui en découle inévitablement.

Considérez les progrès de l'athlétisme (qui pourrait faire dans une société bien réglée une admirable école de discipline et d'élégance), la passion (d'ailleurs excellente en elle même) de l'emporter et de primer dans ces jeux violents, les instruments nouveaux créés par la science et ses applicateurs : cette multiplication des anciennes forces et ces nouveaux moyens mis au service d'énergies sans frein n'ont qu'à se donner cours : le moraliste, à mille signes, voit renaître la brutalité.

Quant au langage de nos contemporains, je parle des meilleurs, de ceux qui sont élevés, sinon bien élevés, hommes et femmes, c'est à l'onomatopée primitive qu'il revient, si nous « laissons faire à la vie », aux forces, aux destins.

En régime de brutalité, ce ne sont ni les chefs ni les ordres, ni même l'ordre, avec sa hiérarchie nécessaire qui font défaut. Les massacreurs de septembre avaient des chefs. Ce n'est pas d'ordres que manquèrent les fusilleurs du duc d'Enghien ou de Mgr Darboy. Il ne faut pas nous plaindre de notre temps à cet égard.

Les différences de classes sont plus marquées qu'il y a un demi siècle, l'arrogance et le despotisme des autorités seraient plutôt en voie de grandir. Ce qui manque, c'est, dans les esprits dirigeants, cette lumière qui est le signe de leur droit de conduire. Les chefs subsistent et leur pouvoir augmente, mais ce sont des chefs barbares livrés aux impulsions de la passion ou de l'intérêt. Ils commandent, ils conduisent, car leurs troupes le veulent, mais ils commandent mal et conduisent de travers, faute d'avoir appris.

Ils sont donc, eux aussi, plus encore que ces masses prolétariennes pour lesquelles on simule un intérêt si vif, ils sont de véritables déshérités.

Le trésor intellectuel et moral dont il leur appartenait de recueillir l'héritage a été dédaigné et finalement s'est perdu. Ainsi en disposa l'esprit de la démocratie libérale qui a désorganisé le pays par en haut ; empruntant la voix du progrès, feignant de posséder les promesses du lendemain, il a fait abandonner le seul instrument de progrès, qui est la tradition, et la seule semence de l'avenir, qui est le passé.

L'histoire de la troisième République peut suffire à montrer l'inconvénient qu'il peut y avoir à livrer la législation, les armées, l'économie, la diplomatie, et toutes les formes de l'autorité et de l'influence à des esprits sans direction et sans culture, à des coeurs sans maîtrise et sans dignité.

L'histoire symétrique de l'Angleterre conservatrice, où tout ce qui gouverna et servit dans les hauts emplois avait subi la dure et longue préparation intellectuelle et morale des vieilles universités, à grand renfort de vers grecs et de discours latins, vérifie combien il est certain que le bonheur réel des peuples dépend du bon dressage de leurs conducteurs. L'épée du conquérant, le bâton du pionnier, même le crayon de l'homme de Bourse, toutes ces modalités de la force et de la ruse peuvent et doivent réaliser de grands biens à la condition d'avoir passé le temps nécessaire sous la férule de l'éducateur. Tout ce qu'on ôte à la férule n'est pas ôté à la férule ni à l'autorité qui la tient : cela est retranché à la masse entière du peuple ; c'est la nation et le genre humain qui sont les premiers dépouillés.


La diminution du commun avoir intellectuel et moral est une perte pour tout le monde : les petits y perdront autant que les grands.

Ils y perdront même beaucoup plus que les grands, car ce qui perfectionne, affine, élève les grands constitue, au profit des autres, la garantie la plus précieuse et souvent la seule, contre les abus du pouvoir auxquels exposent précisément les grandeurs. Certaines nuances de vertu et d'honneur, certains beaux accents persuasifs de la voix qui commande sont les fruits directs de la seule éducation.

Il en est de cela comme de la religion.

Celui qui a dit qu'il fallait une religion pour le peuple a dit une épaisse sottise. Il faut une religion, il faut une éducation, il faut un jeu de freins puissants pour les meneurs du peuple, pour ses conseillers, pour ses chefs, en raison même du rôle de direction et de refrènement qu'ils sont appelés à tenir auprès de lui : si les fureurs de la bête humaine sont à craindre pour tous, il convient de les redouter à proportion que la bête jouira de pouvoirs plus forts et pourra ravager un champ d'action plus étendu.


Toute liberté n'est point convenable en tout État ; chaque État dépend de ses antécédents historiques et de sa configuration géographique, comme chaque homme de ses ancêtres et de son pays. Dépendances salutaires et tutélaires, puisqu'elles ont donné la vie, la soutiennent et la conservent, et que qui s'y dérobe meurt. La liberté varie avec les temps et avec les lieux, mais il n'y a point d'État qui puisse durer sans une autorité souveraine.

Si donc l'on veut parler avec exactitude, ce n'est point la liberté qui est générale, nécessaire, de droit oecuménique, primitif et humain ; c'est l'autorité.


Exercice de l'autorité : le Pouvoir


La propriété du pouvoir ressemble aux autres propriétés, elle résulte du travail, du travail fait, « bien fait ». La force toute nue peut s'appliquer au bien et au mat à la construction et à la destruction. Quand elle a fait le bien, quand elle a construit, elle en a le mérite, elle en a le prestige et la gloire, elle en voit naître aussi ce produit qui s'appelle l'autorité.


La carence du pouvoir ressemble à la vacance d'un champ. Le prend qui veut, le tient qui peut.


Lorsque le pouvoir est vacant, c'est, comme disait Jeanne d'Arc, grand pitié sur le royaume ! Et c'est grande misère. Prendre le pouvoir en ce cas, quand on en a la force, C'est tout simplement un acte de charité ou d'humanité. Un peuple a besoin de chef comme un homme de pain. Non seulement, en telle hypothèse, se rétablit le droit du premier occupant, mais il y a devoir rigoureux, obligation stricte, pour celui qui peut occuper. Quand les citoyens sont menacés par l'ennemi, il faut les commander si l'on peut le faire. Quand le désordre est dans la rue, il faut y ramener de l'ordre si lion en a les moyens.


Le pouvoir n'est pas une idée, c'est un fait, et l'on croit à ce fait quand il se fait sentir, toute la critique du monde ne peut rien contre la force d'un conquérant.


La plupart des moralistes, qui sont des esprits confus, ont jugé que le pouvoir corrompait le coeur de l'homme. Quand le pouvoir est élevé et qu'il dure, quand il dure un peu, 'l'effet est tout contraire, l'apprentissage des responsabilités se fait et leur expérience perfectionne au lieu de gâter.


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