Extrait des Considérations sur la France (de Joseph de Maistre)

Publié le par Lux

CHAPITRE X.

Des prétendus dangers d'une contre-révolution.

 

 

1. CONSIDÉRATIONS GENERALES.

 

 

C'est un sophisme très ordinaire à cette époque, d'insister sur les dangers d'une contre-révolution, pour établir qu'il ne faut pas en revenir à la monarchie.

 

 

Un grand nombre d'ouvrages destinés à persuader aux Français de s'en tenir à la république, ne sont qu'un développement de cette idée. Les auteurs de ces ouvrages appuient sur les maux inséparables des révolutions: puis, observant que la monarchie ne peut se rétablir en France sans une nouvelle révolution, ils en concluent qu'il faut maintenir la république.

 

 

Ce prodigieux sophisme, soit qu'il tire sa source de la peur ou de l'envie de tromper, mérite d'être soigneusement discuté.

 

 

Les mots engendrent presque toutes les erreurs. On s'est accoutumé à donner le nom de contre-révolution au mouvement quelconque qui doit tuer la révolution; et parce que ce mouvement sera contraire à l'autre, il faudrait conclure tout le contraire.

 

 

Se persuaderait-on, par hasard, que le retour de la maladie à la santé est aussi pénible que le passage de la santé à la maladie, et que la monarchie, renversée par des monstres, doit être rétablie par leurs semblables? Ah! que ceux qui emploient ce sophisme lui rendent bien justice dans le fond de leur coeur! Ils savent assez que les amis de la religion et de la monarchie ne sont capables d'aucun des excès dont leurs ennemis se sont souillés; ils savent assez qu'en mettant tout au pis, et en tenant compte de toutes les faiblesses de l'humanité, le parti opprimé renferme mille fois plus de vertus que celui des oppresseurs! Ils savent assez que le premier ne sait ni se défendre ni se venger: souvent même ils se sont moqués de lui assez haut sur ce sujet.

 

 

Pour faire la révolution française, il a fallu renverser la religion, outrager la morale, violer toutes les propriétés, et commettre tous les crimes: pour cette oeuvre diabolique, il a fallu employer un tel nombre d'hommes vicieux, que jamais peut-être autant de vices n'ont agi ensemble pour opérer un mal quelconque. Au contraire, pour rétablir l'ordre, le Roi convoquera toutes les vertus; il le voudra, sans doute; mais, par la nature même des choses, il y sera forcé. Son intérêt le plus pressant sera d'allier la justice à la miséricorde; les hommes estimables viendront d'eux-mêmes se placer aux postes où ils peuvent être utiles; et la religion, prêtant son sceptre à la politique, lui donnera les forces qu'elle ne peut tenir que de cette soeur auguste.

 

 

Je ne doute pas qu'une foule d'hommes ne demandent qu'on leur montre le fondement de ces magnifiques espérances; mais croit-on donc que le monde politique marche au hasard, et qu'il ne soit pas organisé, dirigé, animé par cette même sagesse qui brille dans le monde physique? Les mains coupables qui renversent un État, opèrent nécessairement des déchirements douloureux; car nul agent libre ne peut contrarier les plans du Créateur, sans attirer, dans la sphère de son activité, des maux proportionnés à la grandeur de l'attentat; et cette loi appartient plus à la bonté du grand Etre qu'à sa justice.

 

 

Mais, lorsque l'homme travaille pour rétablir l'ordre, il s'associe avec l'auteur de l'ordre; il est favorisé par la nature, c'est-à-dire par l'ensemble des choses secondes, qui sont les ministres de la Divinité. Son action a quelque chose de divin; elle est tout à la fois douce et impérieuse; elle ne force rien, et rien ne lui résiste: en disposant, elle rassainit a mesure qu'elle opère, on voit cesser cette inquiétude, cette agitation pénible qui est l'effet et le signe du désordre; comme sous la main du chirurgien habile, le corps animal luxé est averti du replacement par la cessation de la douleur.

 

 

Français, c'est au bruit des chants infernaux, des blasphèmes de l'athéisme, des cris de mort et des longs gémissements de l'innocence égorgée; c'est à la lueur des incendies, sur les débris du trône et des autels, arrosés par le sang du meilleur des Rois et par celui d'une foule innombrable d'autres victimes; c'est au mépris des moeurs et de la foi publique, c'est au milieu de tous les forfaits, que vos séducteurs et vos tyrans ont fondé ce qu'ils appellent votre liberté.

 

 

C'est au nom du Dieu TRES GRAND ET TRES BON, à la suite des hommes qu'il aime et qu'il inspire, et sous l'influence de son pouvoir créateur, que vous reviendrez à votre ancienne constitution, et qu'un Roi vous donnera la seule chose que vous deviez désirer sagement: la liberté par le monarque.

 

 

Par quel déplorable aveuglement vous obstinez-vous à lutter péniblement contre cette puissance qui annule tous vos efforts pour vous avertir de sa présence? Vous n'êtes impuissants que parce que vous avez osé vous séparer d'elle, et même la contrarier; du moment où vous agirez de concert avec elle, vous participerez en quelque manière à sa nature; tous les obstacles s'aplaniront devant vous, et vous rirez des craintes puériles qui vous agitent aujourd'hui. Toutes les pièces de la machine politique ayant une tendance naturelle vers la place qui leur est assignée, cette tendance, qui est divine, favorisera tous les efforts du Roi; et l'ordre étant l'élément naturel de l'homme, vous y trouverez le bonheur que vous cherchez vainement dans le désordre. La révolution vous a fait souffrir, parce qu'elle fut l'ouvrage de tous les vices, et que les vices sont très justement les bourreaux de l'homme. Par la raison contraire, le retour à la monarchie, loin de produire les maux que vous craignez pour l'avenir, fera cesser ceux qui vous consument aujourd'hui; tous vos efforts seront positifs; vous ne détruirez que la destruction.

 

 

Détrompez-vous une fois de ces doctrines désolantes, qui ont déshonoré notre siècle et perdu la France. Déjà vous avez appris à connaître les prédicateurs de ces dogmes funestes; mais l'impression qu'ils ont faite sur vous n'est pas effacée. Dans tous vos plans de création et de restauration, vous n'oubliez que Dieu; ils vous ont séparé de lui, ce n'est plus que par un effort de raisonnement que vous élevez vos pensées jusqu'à la source intarissable de toute existence. Vous ne voulez voir que l'homme, son action si faible, si dépendante, si circonscrite, sa volonté si corrompue, si flottante; et l'existence d'une cause supérieure n'est pour vous qu'une théorie. Cependant elle vous presse, elle vous environne: vous la touchez, et l'univers entier vous l'annonce. Quand on vous dit que sans elle vous ne serez forts que pour détruire, ce n'est point une vaine théorie qu'on vous débite, c'est une vérité pratique fondée sur l'expérience de tous les siècles, et sur la connaissance de la nature humaine. Ouvrez l'histoire, vous ne verrez pas une création politique; que dis-je! vous ne verrez pas une institution quelconque, pour peu qu'elle ait de force et de durée, qui ne repose sur une idée divine, de quelque nature qu'elle soit, n'importe: car il n'est point de système religieux entièrement faux. Ne nous parlez donc plus des difficultés et des malheurs qui vous alarment sur les suites de ce que vous appelez contre-révolution. Tous les malheurs que vous avez éprouvés viennent de vous; pourquoi n'auriez-vous pas été blessés par les ruines de l'édifice que vous avez renversé sur vous-mêmes? La reconstruction est un autre ordre de choses; rentrez seulement dans la voie qui peut vous y conduire. Ce n'est pas par le chemin du néant que vous arriverez à la création.

 

 

Oh! qu'ils sont coupables ces écrivains trompeurs ou pusillanimes, qui se permettent d'effrayer le peuple de ce vain épouvantail qu'on appelle contre-révolution! qui, tout en convenant que la révolution fut un fléau épouvantable, soutiennent cependant qu'il est impossible de revenir en arrière. Ne dirait-on pas que les maux de la révolution sont terminés, et que les Français sont arrivés au port? Le règne de Robespierre a tellement écrasé ce peuple, a tellement frappé son imagination, qu'il tient pour supportable et presque pour heureux tout état de choses où l'on n'égorge pas sans interruption. Durant la ferveur du terrorisme, les étrangers remarquaient que toutes les lettres de France, qui racontaient les scènes affreuses de cette cruelle époque, finissaient pas ces mots: À présent on est tranquille, c'est-à-dire les bourreaux se reposent; ils reprennent des forces; en attendant, tout va bien. Ce sentiment a survécu au régime infernal qui l'a produit. Le Français, pétrifié par la terreur, et découragé par les erreurs de la politique étrangère, s'est renfermé dans un égoïsme qui ne lui permet plus de voir que lui-même, et le lieu et le moment où il existe: on assassine en cent endroits de la France ; n'importe, car ce n'est pas lui qu'on a pillé ou massacré: si c'est dans sa rue, à côté de chez lui qu'on ait commis quelqu'un de ces attentats, qu'importe encore? Le moment est passé; maintenant tout est tranquille. Il doublera ses verrous et n'y pensera plus: en un mot, tout Français est suffisamment heureux le jour où on ne le tue pas.

 

 

Cependant les lois sont sans vigueur, le gouvernement reconnaît son impuissance pour les faire exécuter; les crimes les plus infâmes se multiplient de toutes parts: le démon révolutionnaire relève fièrement la tête, la constitution n'est qu'une toile d'araignée, et le pouvoir se permet d'horribles attentats. Le mariage n'est qu'une prostitution légale; il n'y a plus d'autorité paternelle, plus d'effroi pour le crime, plus d'asile pour l'indigence. Le hideux suicide dénonce au gouvernement le désespoir des malheureux qui l'accusent. Le peuple se démoralise de la manière la plus effrayants; et l'abolition du culte, jointe à l'absence totale d'éducation publique, prépare à la France une génération dont l'idée seule fait frissonner.

 

 

Lâches optimistes! voilà donc l'ordre de choses que vous craignez de voir changer! Sortez, sortez de votre malheureuse léthargie! au lieu de montrer au peuple les maux imaginaires qui doivent résulter d'un changement, employez vos talents à lui faire désirer la commotion douce et rassainissante qui ramènera le Roi sur le trône, et l'ordre dans la France.

 

 

Montrez-nous, hommes trop préoccupés, montrez-nous ces maux si terribles, dont on vous menace pour vous dégoûter de la monarchie; ne voyez-vous pas que vos institutions républicaines n'ont point de racines, et qu'elles ne sont que posées sur votre sol, au lieu que les précédentes y étaient plantées. Il a fallu la hache pour renverser celles-ci; les autres céderont à un souffle et ne laisseront point de traces. Ce n'est pas tout à fait la même chose, sans doute, d'ôter à un président à mortier sa dignité héréditaire qui était une propriété, ou de faire descendre de son siège un juge temporaire qui n'a point de dignité. La révolution a beaucoup fait souffrir, parce qu'elle a beaucoup détruit; parce qu'elle a violé brusquement et durement toutes les propriétés, tous les préjugés et toutes les coutumes; parce que toute tyrannie plébéienne étant, de sa nature, fougueuse, insultante et impitoyable, celle qui a opéré la révolution française a dû pousser ce caractère à l'excès; l'univers n'ayant jamais vu de tyrannie plus basse et plus absolue.

 

 

L'opinion est la fibre sensible de l'homme: on lui fait pousser les hauts cris quand on le blesse dans cet endroit; c'est ce qui a rendu la révolution si douloureuse, parce qu'elle a foulé aux pieds toutes les grandeurs d'opinion. Or, quand le rétablissement de la monarchie causerait à un si grand nombre d'hommes les mêmes privations réelles, il y aurait toujours une différence immense, en ce qu'elle ne détruirait aucune dignité, car il n'y a point de dignité en France, par la raison qu'il n'y a point de souveraineté.

 

 

Mais, à ne considérer même que les privations physiques, la différence ne serait pas moins frappante. La puissance usurpatrice immolait les innocents; le Roi pardonnera aux coupables: l'une abolissait les propriétés légitimes, l'autre réfléchira sur les propriétés illégitimes. L'une a pris pour devise: Diruit, aedificat, mutat quadrata rotundis. Après sept ans d'efforts, elle n'a pu encore organiser une école primaire ou une fête champêtre: il n'est pas jusqu'à ses partisans qui ne se moquent de ses lois, de ses emplois, de ses institutions, de ses fêtes, et même de ses habits; l'autre, bâtissant sur une base vraie, ne tâtonnera point: une force inconnue présidera à ses actes; il n'agira que pour restaurer; or, toute action régulière ne tourmente que le mal.

 

 

C'est encore une grande erreur d'imaginer que le peuple ait quelque chose à perdre au rétablissement de la monarchie; car le peuple n'a gagné qu'en idée au bouleversement général: Il a droit à toutes les places, dit-on; qu'importe? il s'agit de savoir ce qu'elles valent. Ces places, dont on fait tant de bruit et qu'on offre au peuple comme une grande conquête, ne sont rien dans le fait au tribunal de l'opinion. L'état militaire même, honorable en France par-dessus tous les autres, a perdu son éclat: il n'a plus de grandeur d'opinion, et la paix l'abaissera encore. On menace les militaires du rétablissement de la monarchie, et personne n'y a plus d'intérêt qu'eux. Il n'y a rien de si évident que la nécessité où sera le Roi de les maintenir à leur poste; et il dépendra d'eux, plus tôt ou plus tard, de changer cette nécessité de politique en nécessité d'affection, de devoir et de reconnaissance. Par une combinaison extraordinaire de circonstances, il n'y a rien dans eux qui puisse choquer l'opinion la plus royaliste. Personne n'a droit de les mépriser, puisqu'ils ne combattent que pour la France : il n'y a entre eux et le Roi aucune barrière de préjugés capable de gêner ses devoirs; il est Français avant tout. Qu'ils se souviennent de Jacques II, durant le combat de la Hague , applaudissant, du bord de la mer, à la valeur de ces Anglais qui achevaient de le détrôner: pourraient-ils douter que le Roi ne soit fier de leur valeur, et ne les regarde dans son coeur comme les défenseurs de l'intégrité de son royaume? N'a-t-il pas applaudi publiquement à cette valeur, en regrettant (il le fallait bien) qu'elle ne se déployât pas pour une meilleure cause? N'a-t-il pas félicité les braves de l'armée de Condé, d'avoir vaincu des haines que l'artifice le plus profond travaillait depuis si longtemps à nourrir (1)? Les militaires français, après leurs victoires, n'ont plus qu'un besoin: c'est que la souveraineté légitime vienne légitimer leur caractère. Maintenant on les craint et on les méprise: la plus profonde insouciance est le prix de leurs travaux, et leurs concitoyens sont les hommes de l'univers les plus indifférents aux triomphes de l'armée: ils vont souvent jusqu'à détester ces victoires qui nourrissent l'humeur guerrière de leurs maîtres. Le rétablissement de la monarchie donnera subitement aux militaires une autre place dans l'opinion; les talents recueilleront sur leur route une dignité réelle, une illustration toujours croissante, qui sera la propriété des guerriers, et qu'ils transmettront à leurs enfants; cette gloire pure, cet éclat tranquille, vaudront bien les mentions honorables, et l'ostracisme de l'oubli qui a succédé à l'échafaud.

 

 

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(1) Lettre du Roi au prince de Condé, du 3 janvier 1797, imprimée dans tous les papiers publics.

 

 

Si l'on envisage la question sous un point de vue plus général, on trouvera que la monarchie est, sans contredit, le gouvernement qui donne le plus de distinction à un plus grand nombre de personnes. La souveraineté, dans cette espèce de gouvernement, possède assez d'éclat pour en communiquer une partie, avec les gradations nécessaires, à une foule d'agents qu'elle distingue plus ou moins. Dans la république, la souveraineté n'est point palpable comme dans la monarchie; c'est un être purement moral, et sa grandeur est incommunicable: aussi les emplois ne sont rien dans les républiques hors de la ville où réside le gouvernement; et ils ne sont rien encore qu'en tant qu'ils sont occupés par des membres du gouvernement; alors c'est l'homme qui honore l'emploi, ce n'est point l'emploi qui honore l'homme: celui-ci ne brille point comme agent, mais comme portion du souverain.

 

 

On peut voir dans les provinces qui obéissent à des républiques, que les emplois (si l'on excepte ceux qui sont réservés aux membres du souverain) élèvent très peu les hommes aux yeux de leurs semblables, et ne signifient presque rien dans l'opinion; car la république, par sa nature, est le gouvernement qui donne le plus de droits au plus petit nombre d'hommes qu'on appelle le souverain, et qui en ôte le plus à tous les autres qu'on appelle les sujets.

 

 

Plus la république approchera de la démocratie pure, et plus l'observation sera frappante.

 

 

Qu'on se rappelle cette foule innombrable d'emplois (en faisant même abstraction de toutes les places abusives) que l'ancien gouvernement de France présentait à l'ambition universelle. Le clergé séculier et régulier, l'épée, la robe, les finances, l'administration, etc., que de portes ouvertes à tous les talents et à tous les genres d'ambition! Quelles gradations incalculables de distinctions personnelles! De ce nombre infini de places, aucune n'était mise par le droit au-dessus des prétentions du simple citoyen (1): il y en avait même une quantité énorme qui étaient des propriétés précieuses, qui faisaient réellement du propriétaire un notable, et qui n'appartenaient exclusivement qu'au tiers état.

 

 

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(1) La fameuse toi qui excluait le tiers état du service militaire ne pouvait être exécutée; c'était simplement une gaucherie ministérielle, dont la passion a parlé comme d'une loi fondamentale.

 

 

Que les premières places fussent de plus difficile abord au simple citoyen, c'était une chose très raisonnable. Il y a trop de mouvement dans l'État, et pas assez de subordination, lorsque tous peuvent prétendre à tout. L'ordre exige qu'en général les emplois soient gradués comme l'état des citoyens, et que les talents, et quelquefois même la simple protection, abaissent les barrières qui séparent les différentes classes. De cette manière, il y a émulation sans humiliation, et mouvement sans destruction; la distinction attachée à un emploi n'est même produite, comme le mot le dit, que par la difficulté plus ou moins grande d'y parvenir.

 

 

Si l'on objecte que ces distinctions sont mauvaises, on change l'état de la question; mais je dis: Si vos emplois n'élèvent point ceux qui les possèdent, ne vous vantez pas de les donner à tout le monde; car vous ne donnerez rien. Si, au contraire, les emplois sont et doivent être des distinctions, je répète ce qu'aucun homme de bonne foi ne pourra me nier, que la monarchie est le gouvernement qui, par les seules charges, et indépendamment de la noblesse, distingue un plus grand nombre d'hommes du reste de leurs concitoyens.

 

 

Il ne faut pas être la dupe, d'ailleurs, de cette égalité idéale qui n'est que dans les mots. Le soldat qui a le privilège de parler à son officier avec un ton grossièrement familier n'est pas pour cela son égal. L'aristocratie des places, qu'on ne pouvait apercevoir d'abord dans le bouleversement général, commence à se former; la noblesse même reprend son indestructible influence. Les troupes de terre et de mer sont déjà commandées en partie, par des gentilshommes, ou par des élèves que l'ancien régime avait anoblis, en les agrégeant à une profession noble. La république a même obtenu par eux ses plus grands succès. Si la délicatesse, peut-être malheureuse, de la noblesse française, ne l'avait pas écartée de la France , elle commanderait déjà partout; et c'est une chose assez commune d'y entendre dire que si la noblesse avait voulu, on lui aurait donné tous les emplois. Certes, au moment où j'écris (4 janvier 1797) la république voudrait bien avoir sur ses vaisseaux les nobles qu'elle a fait massacrer à Quiberon.

 

 

Le peuple, ou la masse des citoyens, n'a donc rien à perdre, et au contraire il a tout à gagner au rétablissement de la monarchie, qui ramènera une foule de distinctions réelles, lucratives et même héréditaires, à la place des emplois passagers et sans dignité que donne la république.

 

 

Je n'ai point insisté sur les émoluments attachés aux places, puisqu'il est notoire que la république ne paie point ou paie mal. Elle n'a produit que des fortunes scandaleuses; le vice seul s'est enrichi à son service.

 

 

Je terminerai cet article par des observations qui prouvent clairement, ce me semble, que le danger qu'on voit dans la contre-révolution se trouve précisément dans le retard de ce grand changement.

 

 

La famille des Bourbons ne peut être atteinte par les chefs de la république: elle existe; ses droits sont visibles, et son silence parle plus haut, peut-être, que tous les manifestes possibles.

 

 

C'est une vérité qui saute aux yeux que la république française, même depuis qu'elle semble avoir adouci ses maximes, ne peut avoir de véritables alliés. Par sa nature, elle est ennemie de tous les gouvernements: elle tend à les détruire tous; en sorte que tous ont un intérêt à la détruire. La politique peut sans doute donner des alliés à la république (1); mais ces alliances sont contre natures ou, si l'on veut, la France a des alliés, mais la république française n'en a point.

 

 

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(1) Scimus, et hanc veniam petimusque damusque vicissim; Sed non ut placidis coeant immitia, non ut Serpentes avibus geminentur, tigribus agni. C'est ce que certains cabinets peuvent dire de mieux à l'Europe qui les interroge.

 

 

Amis et ennemis s'accorderont toujours pour donner un Roi à la France. On cite souvent le succès de la révolution anglaise dans le dernier siècle; mais quelle différence! La monarchie n'était pas renversée en Angleterre. Le monarque seul avait disparu pour faire place à un autre. Le sang même des Stuarts était sur le trône; et c'était de lui que le nouveau Roi tenait son droit. Ce Roi était de son chef un prince fort de toute la puissance de sa maison et de ses relations de famille. Le gouvernement d'Angleterre n'avait d'ailleurs rien de dangereux pour les autres: c'était une monarchie comme avant la révolution; cependant il s'en fallut de bien peu que Jacques Il ne retînt le sceptre: s'il avait eu un peu plus de bonheur ou seulement un peu plus d'adresse, il ne lui aurait point échappé; et quoique l'Angleterre eût un Roi; quoique ]es préjugés religieux se réunissent aux préjugés politiques pour exclure le prétendant; quoique la situation seule de ce royaume le défendît contre une invasion; néanmoins,jusqu'au milieu de ce siècle, le danger d'une seconde révolution a pesé sur l'Angleterre. Tout a tenu, comme on sait, à la bataille de Culloden.

 

 

En France, au contraire, le gouvernement n'est pas monarchique; il est même l'ennemi de toutes les monarchies environnantes; ce n'est point un prince qui commande; et si jamais l'État est attaqué, il n'y a pas d'apparence que les parents étrangers des pentarques lèvent des troupes pour les défendre. La France sera donc dans un danger habituel de guerre civile; et ce danger aura deux causes constantes, car elle aura sans cesse à redouter les justes droits des Bourbons, ou la politique astucieuse des autres puissances qui pourraient essayer de mettre à profit les circonstances. Tant que le trône de France sera occupé par le souverain légitime, nul prince dans l'univers ne peut songer à s'en emparer; mais tant qu'il est vacant, toutes les ambitions royales peuvent le convoiter et se heurter. D'ailleurs, le pouvoir est à la portée de tout le monde, depuis qu'il est placé dans la poussière. Le gouvernement régulier exclut une infinité de projets; mais sous l'empire d'une souveraineté fausse, il n'y a point de projets chimériques; toutes les passions sont déchaînées, et toutes ont des espérances fondées. Les poltrons qui repoussent le Roi, de peur de la guerre civile, en préparent justement les matériaux. C'est parce qu'ils veulent follement le repos et la constitution, qu'ils n'auront ni le repos ni la constitution. il n'y a point de sécurité parfaite pour la France dans l'état où elle est. Le Roi seul, et le Roi légitime, en élevant du haut de son trône le sceptre de Charlemagne, peut éteindre ou désarmer toutes les haines, tromper tous les projets sinistres, classer les ambitions en classant les hommes, calmer les esprits agités, et créer subitement autour du pouvoir cette enceinte magique qui en est la véritable gardienne.

 

 

Il est encore une réflexion qui doit être sans cesse devant les yeux des Français qui font portion des autorités actuelles, et que leur position met à même d'influer sur le rétablissement de la monarchie. Les plus estimables de ces hommes ne doivent point oublier qu'ils seront entraînés, plus tôt ou plus tard, par la force des choses; que le temps fuit, et que la gloire leur échappe. Celle dont ils peuvent jouir est une gloire de comparaison: ils ont fait cesser les massacres, ils ont tâché de sécher les larmes de la nation: ils brillent, parce qu'ils ont succédé aux plus grands scélérats qui aient souillé ce globe; mais lorsque cent causes réunies auront relevé le trône, l'amnistie, dans la force du terme, sera pour eux; et leurs noms à jamais obscurs demeureront ensevelis dans l'oubli. Qu'ils ne perdent donc jamais de vue l'auréole immortelle qui doit environner les noms des restaurateurs de la monarchie. Toute insurrection du peuple contre les nobles n'aboutissant jamais qu'à une création de nouveaux nobles, on voit déjà comment se formeront ces nouvelles races, dont les circonstances hâteront l'illustration, et qui, dès leur berceau, pourront prétendre à tout.

 

 

Publié dans Pensée politique

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